Les voleurs de curcuma
Les voleurs de Curcuma
C’était devenu un geste zinzin à chaque fois que je rentrais de l’école, je balançais mon cartable dans un coin au risque de casser mes fusains, je sifflais un air au zizi dans sa cage, je prenais mon fusil en bois et je courrais rejoindre mes copains en bas de l’immeuble. Ma mère récitait sa rengaine « Le poison de la rue va te faire trébucher ».
Quand j’étais son petit, c’était différent. Elle avait fait écrire un mot magique par un homme sorcier pour faire de moi un savant docteur qui saurait guérir le béri-béri. Et elle était persuadée que la magie fonctionnait à merveille quand elle me regardait étudier tout en surveillant la cuisson du riz qu’elle nous servirait avec le carry habituel.
Quand j’étais son petit,
sitôt rentré de classe, mes devoirs et
mes leçons absorbaient tout mon temps, mon énergie, ma santé, m’usaient comme de l’émeri. Alors pendant que
je travaillais sur la table de la cuisine, elle tenait mes frères et sœurs à
distance (eux qui écoutaient de la musique ibère) pour laisser l’air nécessaire
à mon esprit.
A ma mère, j’étais son
petit qui allait devenir grand. Elle m’apportait des gâteaux de miel aux
graines de berce qu’elle avait cuisinés pour moi par temps d’averse.
Mais un jour, je suis devenu grand et acerbe. Brutalement et sans fumer d’herbe. A cause de Dieu. Il a tué mon père.
Je me souviens très bien
de ce jour carré dans ma tête. Celui où je suis un peu devenu mort moi aussi,
comme emporté par une marée.
J’étais avec ma mère à la maison. Quelqu’un a sonné à la porte et elle m’a dit : « Va ouvrir, ton père a sonné. Il a dû oublier ses clefs. »
Et j’ai couru à la porte. J’ai ouvert, mais ce n’était pas mon père du tout. Je ne pouvais le nier. C’était un autre homme. Un travailleur comme lui, on pouvait s’y fier : ça se voyait à son nez, sur sa figure, et puis aussi au blouson en skaï bleu marine qu’il portait et même au sac en toile à carreaux dans lequel les ouvriers mettent leur manger pour le casse-croûte. C’était son chef.
« Bonjour p’tit !
Ta maman est là ? » a demandé le chef. Ma mère ne pouvait pas bien
comprendre ce qu’il allait dire, ni non plus bien lui parler. Elle lui a dit :
« Venez ». Il lui a jeté à la figure le mot DCD. Elle apprit cela
comme une injure à sa race.
Il lui a dit : « Un accident du travail… de la casse… » Alors elle s’est effondrée sur le carrelage comme un canard ayant reçu un coup de hache.
Moi, je suis devenu grand
et vieux en même temps. Je n’avais cure de ses explications. Mon père était
mort au travail, la figure dans une cuve de pétrole à nettoyer, masque à gaz
serrant son visage pour retirer l’écume, pas des jours, mais des riches pétroliers.
Depuis ce jour, mon cœur s’est
mis à battre à contre-temps, comme sur une enclume, coincé dans une armure à la
fermeture cadenassée. Depuis ce jour, j’ai balancé mon rêve de devenir un docteur
savant. Si j’avais connu, je serais devenu un carme sans charme.
Je n’aurai plus rêvé d’emmener sous la ramée ma future petit amie formée comme moi par l’école avec l’envie d’apprendre le calcul, les affluents de la Seine, l’histoire des rois Louis, les récitations de Paul Verlaine.
Quand mon père est devenu
DCD, j’ai vu que la vie, c’était comme les lettres de l’alphabet écrites en
macramé, qu’on pouvait clamer fortement ou dans un murmure, s’arrêtant aux
premières lettres A, B, DCD…
Après, c’est plus la peine
d’apprendre tout de A à Z, quand on n’est pas sûr de dépasser le D.
On est alors comme des
harengs dans la saumure.
A. G.
3 mai 2010
Certains attribuent le nom latin de la berce (Heracleum maximum)
au demi-dieu Héraclès (devenu Hercule chez les Romains) à cause de la très
grande taille de la plante et de l'impression de force qu'elle dégage. Les noms
de « grande berce » (H. spondilyum), « berce très grande
» (H. maximum) et « berce géante » (H. mantegazzianum
– voir mise en garde dans la section Précaution) témoignent d'ailleurs tous de
l'impressionnante taille de la plante qui, selon les espèces, peut atteindre de
1 à 3 mètres.